Contes et légendes du pays basque
Au Pays Basque (comme ailleurs...) les contes et les légendes sont certainement les genres littéraires qui plongent le plus profondèment dans la mentalité populaire. Certains, remontent bien au-delà de la christianisation. De cette période, subsitent des êtres mystérieux : les laminak. Androgynes, à l'aspect physique mal défini, les laminak sont tributaires de l'homme dont ils reclament l'assistance en échange de promesses (pas toujours tenues !) de fabuleux trésors. La christianisation a été l'occasion d'une libre adaptation des paraboles chrétiennes, illustrées par les aventures de Jésus et Saint-Pierre.
De tradition orale, ces légendes se sont transmises par les récits maternels, et au hasard de rencontres avec des personnages aussi typiques qu'insolites. La liberté de construction de la langue basque se prête merveilleusement à la construction de récits en tout genre. La traduction à peu près littérale des légendes proposées dans cette rubrique conserve ainsi la saveur des expressions locales.

Il y a quelques deux ou trois cents ans, les Laminak, dit-on, avaient une demeure à Saint-Pée, sous le pont d'Utsalea. Mais, on avait beau y regarder, personne ne pouvait rien savoir de cette retraite.
Une fois, cependant, raconte-t-on, un de ces Laminak allait mourir. Ses compagnons savaient fort bien que son heure était venue ; et, fatalité, il ne pouvait absolument pas trépasser, sans qu'un être humain -qui ne fût pas un Lamina- fût venu le voir et eût récité devant lui une prière, si petite fût-elle !
Les Laminak avaient un ami à Gaazetchea ; l'un d'entre eux s'en fût au près de lui :
Par grâce, vous allez venir jusque chez nous !... Un de nos compagnons est très mal, et il ne pourra exhaler son dernier souffle que vous ne l'ayez vu et que vous n'ayez dit une petite prière pour lui. Vous aurez un beau salaire : une somme de cinquante francs, sans compter quelques étrenne.
Cinquante francs n'étaient pas alors faciles à gagner... La femme de Gaazetchea se résout donc à l'expédition, et advienne que pourra !...

Tandis qu'ils s'acheminaient tous les deux vers le pont d'Utsalea, le Lamina dit à sa compagne :
S'il vous arrive d'entendre quelque bruit, tout à l'heure, tandis que vous sortirez de chez nous, ne regardez pas, je vous prie, en arrière ! Allez toujours votre chemin, droit devant vous. Sans cela, vous perdrez votre cadeau, et vous ne vous en serez même pas doutée.
- C'est bien. Je ne vais certes pas regarder en arrière !
Les voilà donc près du pont d'Utsalea. Il leur fallait traverser, pour entrer dans la maison. Le Lamina frappe l'eau avec une sienne baguette, et, tout de suite, l'onde de divise en deux parts. Tous deux ils passent ; et, derechef, de sa baguette, le Lamina frappe l'eau qui reprend immédiatement sa place.
La femme pénètre dans la maison ; elle dit une prière devant le Lamina expirant et s'apprête à sortir.
Mais les Laminak n'entendaient pas qu'elle s'en allât ainsi, sans s'être du tout restaurée : Elle mangerait bien une bouchée tout au moins !
Ils lui servent donc un fort bon repas ; et puis, en plus d'une somme de cinquante francs, ils lui remettent une tabatière en or.

Ravie, elle s'en retournait donc chez elle. Tout à coup, entendant quelque bruit, elle tourne la tête... Adieu ! Sans même qu'elle s'en rende compte, elle perd... sa tabatière en or !
Toujours avec son Lamina, elle arrive au bord de l'eau. Comme précédemment, le Lamina prend sa baguette et frappe. Mais, cette fois, l'eau ne s'est point divisée.
Il frappe encore une fois ; mais, encore une fois bien inutilement. Dès lors, le Lamina savait pourquoi l'eau ne se divisait pas ; mais il n'osait pas s'en ouvrir à sa compagne. Une dernière fois, il frappe avec la baguette... Et l'eau de demeurer toujours immobile !
Le Lamina dit alors à la femme :
Vous devez avoir, sur vous, quelque petite chose à nous et que vous aurez prise par mégarde ?
Elle veut dissimuler et répond :
Je ne crois pas, Madame Lamina !... à moins que ce ne soit quelque épingle...
Elle se fouille et dit :
Non, non, je ne trouve rien.
- Cependant, je n'arrive pas à diviser l'eau !... Et dès lors, si vous ne dites pas votre larcin, nous voilà ici pour un moment !
Et la bonne femme de dire alors : Tout ce que j'ai sur moi, c'est un tout petit peu de votre pain que j'ai pris dans le coin de mon mouchoir, afin de montrer chez moi combien il est blanc. (Il l'était, dit-on, plus même que la neige.)
- C'est une chose qui peut arriver à tout le monde... Mais on ne peut rien emporter de chez nous. Voilà pourquoi vous me rendrez ce pain, je vous prie, personne ne devant jamais rien voir de ce qui nous appartient.
La brave femme lui rend donc le pain, et à peine la baguette a-t-elle effleuré l'eau, que, tout de suite, cette eau s'entr'ouvre et se range.
En même temps aussi s'évanouissait le Lamina...

La pauvre femme de Gaazetchea, cette nuit, y gagna d'avoir fait son voyage pour rien, car, tandis qu'elle s'en revenait, les cinquante francs fondirent eux aussi dans sa poche !
Voilà pourquoi, de nos jours encore, nous ne savons pas au juste des Laminak, ni ce qu'ils sont, ni de quoi ils se nourrissent, ni dans quelles habitations ils vivent.

Voilà bien bien longtemps, dit-on, il y avait un tailleur de pierre.
Estimant qu'il se fatiguait à frapper contre la pierre et qu'il lui valait mieux être autre chose, il voulu être riche.
Comme il y avait en ce temps-là beaucoup de Laminak, un de ces Laminak l'entendit et, sur-le-champ, le fait riche.
Mais, sous prétexte qu'il y avait encore plus puissant que lui, il en eut assez de son sort, et il voulut être Empereur. Et le Lamina le fit Empereur.
Par un été brûlant, il fut importuné par le soleil, et il réfléchit qu'il lui valait mieux être Soleil. Et le Lamina le fit Soleil.
Mais, le temps s'étant un peu brouillé, un nuage se mit devant lui, et, offusqué, il pensa qu'il lui valait mieux être nuage. Et le Lamina le fit Nuage.
Mais tandis qu'il déversait des trombes de pluie sur la terre, il observa qu'il n'agitait même pas certains gros rochers, et plus tôt que nuage il eût mieux aimé être rocher. Et le Lamina le fit Rocher.
Mais un marteau de fer à la main, un homme le fit sauter morceau par morceau, et il cria qu'il lui fallait être cet homme-là. Et, l'ayant fait Tailleur de pierre, le Lamina lui dit en le persiflant :
Qui a l'un veut avoir l'autre ! Te voilà aussi avancé que devant ! Depuis maintenant, demeurons ainsi : moi Lamina et toi Tailleur de pierre.
Et le Lamina ne reparut plus jamais au tailleur de pierre.
Une fois, tandis qu'ils allaient par le Pays Basque, le Seigneur Jésus, lui montrant par terre quelque chose, dit à Saint-Pierre : Ramasse de terre ce fer à cheval. Mais Saint-Pierre, à la dérobée, d'un coup de pied, chasse le fer à cheval, en se disant par devers lui-même : Pourquoi recueillir cette méchante ferraille ?
Le Seigneur Jésus, alors, à la dérobée lui aussi, releva lui-même le fer, et, en arrivant au village, il le vendit deux sous à un forgeron. Ensuite, avec ces deux sous, il acheta des cerises. Et ils se remirent en route.
Il faisait atrocement chaud. Saint-Pierre, la bouche desséchée, regardait de tous les côtés, et se disait : N'allons-nous donc pas voir, par ici, une petite source seulement ?
Dans ce même moment, et comme si de rien n'était, le Seigneur Jésus laissa tomber de sa poche une cerise. Saint-Pierre s'en saisit tout de suite et la porta gloutonnement à la bouche, craignant d'être vu par le Seigneur Jésus.
Un peu plus loin, une fois, deux fois, dix fois, vingt fois, ce fut le même manège encore : le Seigneur Jésus jetait les cerises, et Saint-Pierre les mangeait jusqu'à la dernière.
Ils s'arrêtèrent ensuite un instant sous le couvert d'un arbre, et le Seigneur Jésus dit à Saint-Pierre : Si, une fois seulement, tu t'étais courbé pour relever le fer à cheval, tu n'aurais pas eu à te baisser vingt fois pour manger les cerises !

En d'autres temps, dans une maison, il y avait trois fils.
Un jour, l'aîné dit sa mère : Mère, faites vite les petits pains, que je m'en aille ensuite faire fortune.
La mère fait les petits pains, et le fils s'en va par monts et par vaux. Tandis qu'il s'en allait ainsi, sur le bord d'une rivière il rencontre le Seigneur Jésus et Saint-Pierre.
Le Seigneur Jésus l'appelle et lui dit : Dis, jeune homme, est-ce que, en échange d'une récompense, tu nous passeras de l'autre côté ? - Mais certainement ! Et notre jeune homme les transporta donc de l'autre côté.
En récompense, alors, le Seigneur Jésus lui donna une nappe et lui dit : Tiens, prends cette nappe. Toutes les fois que tu auras faim ou soif, il te suffira de dire : Nappe, étends-toi ! et, sur cette nappe, aussitôt, tu auras tout le boire et le manger qu'il faudra.
Enchanté d'avoir déjà fait fortune, le jeune homme reprend aussitôt le chemin de la maison. Et il allait, il allait toujours. Le soir, il parvient à une auberge. En allant se coucher, il confie la précieuse nappe aux gens de l'auberge et leur dit : je vous en prie, ne vous hasardez pas à dire à cette nappe : Nappe, étends-toi ! - Que non, bien certainement !
Mais le jeune homme était à peine couché, que les hôteliers disaient à la nappe : Nappe, étends-toi ! Et aussitôt, brist , brast (comme par enchantement), sur la nappe s'alignèrent des aliments et des boissons à n'en pas finir ! Je laisse à penser l'effarement de ces gens !
Le lendemain, à peine se fut-il éloigné de l'auberge que notre garçon, du reste absolument affamé, étendait la nappe sous un arbre et disait : Nappe, étends-toi ! Mais il eut beau dire, il eut beau répéter, la fausse nappe demeura dégarnie. Et le pauvre garçon, tout hébété de douleur, s'en retourna chez lui sans avoir fait fortune.

Bien vite après, le deuxième fils dit à sa mère : Mère, faites les petits pains ; que je m'en aille ensuite faire fortune.
La mère fait les petits pains, et le fils s'en fut par routes et par chemins.
Au bord de la même rivière, lui aussi il rencontre le Seigneur Jésus et Saint-Pierre.
Le Seigneur Jésus le hèle : Dis, jeune homme, est-ce que, en échange d'une récompense, tu nous passeras de l'autre côté.
Le Seigneur Jésus, alors, pour le récompenser, lui fit don d'un âne, en lui disant : Tiens, prends cet âne. Chaque fois qu'il t'arrivera d'avoir besoin d'argent, dis à cet âne : Au travail, mon âne ! et cet âne, aussitôt, te donnera de l'or par ruisseau.
Notre homme, enchanté d'avoir fait fortune, prend aussitôt le chemin de retour.
Le soir, il parvient lui aussi à la même auberge que son frère. Et, s'en allant au lit, il confia l'âne, en disant : De grâce, n'allez pas dire à cet âne : Au travail, mon âne ! - Que non, certes !
Mais, le jeune homme était à peine couché, que les hôteliers dirent à l'âne : Au travail, mon âne ! Et voici que l'âne ne s'arrêtait plus de leur faire de l'or par ruisseau. Et grand fut l'effarement de ces gens.
Sur-le-champ, ils troquèrent cet âne contre un âne en tous points semblable, et puis, bien silencieusement, ils s'en vont au lit.
le lendemain, aussitôt qu'il se fut éloigné de l'auberge, notre garçon dit à l'âne : Au travail, mon âne ! Mais, toute révérence gardée, l'âne, par ruisseau, lui fit de cette autre chose (que vous devinez bien). Et notre homme, navré de n'avoir pas fait fortune, s'en revint chez lui tout déconfit.

Vite après, le troisième fils dit sa mère : Mère, faites vite des petits pains. C'est mon tour d'aller faire fortune.
La mère fait les petits pains, et le fils s'en fut par routes et par chemins.
Au bord de la même rivière toujours, il rencontre, lui aussi, le Seigneur Jésus et Saint-Pierre.
Le Seigneur Jésus le lui ayant demandé, il les transporta tous deux de l'autre côté. Et le Seigneur Jésus, en récompense, lui remit un bâton : Frappe, Maria, frappe ! et ... tu verras ce que tu verras.
Bonjour et merci bien ! pour le soir, notre garçon était rendu à l'auberge même où l'on avait pillé ses deux frères.
En allant au lit, il dit aux hôteliers : Serrez-moi, je vous prie, ce bâton, jusqu'à demain matin. Mais dans votre intérêt, gardez-vous bien de lui dire : Frappe, Maria, frappe ! - On s'en garderait, certes !
Mais à peine le garçon était-il couché, que les hôteliers prenaient le bâton et lui disaient : Frappe, Maria, frappe !
Ah ! bien oui ! Voici que le bâton, à l'instant même, frappe kisk , frappe kask , s'acharnant après les choses et les gens, menaçant de tout briser. Et les hôteliers de gémir aussitôt, Aïe ! par ici, Atch par là. Impossible absolument d'arrêter le bâton. Il frappait, il frappait toujours ! Si bien que, à la fin, notre garçon se lève à ce tapage.
Affolés, les hôteliers hurlaient : De grâce, nous vous en prions, arrêter le bâton ! Et nappe, étends-toi ! Au travail, mon âne ! tout cela vous sera rendu !
Notre garçon dit : Arrête, Maria, arrête ! et arrêta ainsi le bâton.
Puis, juché sur Au travail, mon âne, la Nappe étends-toi sous le bras, Frappe, Maria, frappe à la main, il s'en revint à la maison.
Avec sa mère et ses deux frères, il vécut riche, Dieu sait combien de temps !
Et, bien s'ils vécurent, bien ils durent mourir.

Le Seigneur Jésus et Saint-Pierre allaient donc de par le Pays Basque, cette fois-là encore.
Quelque part par là, en Labourd, ils rencontrent une femme qui s'en allait, une citrouille sur la tête, une autre encore dans la main.
Saint-Pierre dit à Jésus :
Seigneur, ces citrouilles, elle les a volées ! J'y mettrais mon cou...
- Tais-toi, Pierre, et ne jure pas ainsi ; la citrouille n'est que de l'eau seulement... Ne savais-tu pas cela, innocent ?
Voilà pourquoi, dit-on, il est permis, depuis, de prendre dans les champs la citrouille d'autrui. C'est de l'eau seulement !
Un jour, dans le temps que le Seigneur Jésus et Saint-Pierre cheminaient en Pays Basque, ils rencontrèrent un ancien soldat qui mendiait, parce qu'il avait été quelque peu blessé.
Le vieux soldat demanda donc une aumône au Seigneur Jésus. Et le Seigneur de lui répondre qu'il n'avait point besoin d'argent, mais qu'il lui donnerait tout de même quelque chose :
Voulez-vous un sac de tout de suite ou le ciel plus tard ?
Et Saint-Pierre lui soufflait à voix basse :
Demande-lui le ciel... le ciel !
Et l'homme de lui répondre tout haut :
Vous en parlez à votre aise, vous !... S'il ne nous fallait pas vivre avant d'aller au ciel, oui !... Seigneur, donnez-moi, je vous prie, un sac.
Et, lui donnant un sac, le Seigneur Jésus dit :
Au moindre besoin, vous aurez assez de lui dire : Trentekutchilo !

Bonjour et mille mercis, notre homme s'en fut, tandis que Saint-Pierre le gourmandait à voix basse. Et, tout de suite après, voilà que survient un boulanger avec une voiture remplie de pains encore tout chauds. L'ancien soldat demande au boulanger s'il veut bien lui donner un peu de pain.
T'imagines-tu donc que j'ai mes pains pour toi ? Tu n'en auras pas. Va ton chemin !
Ah ! oui bien ?... Le mendiant de crier aussitôt : Trentekutchilo !... Et le sac de se remplir instantanément de pains. Notre homme s'en fut aussitôt joyeusement, ayant des vivres pour quelques jours.

Vite après, un collecteur d'impôts vient à passer avec un âne tout chargé d'argent. Et notre homme de lui crier :
Donnez-moi, je vous prie, quelques sous.
- Quelques sous ? Non ! Pas un liard seulement ! Penses-tu que ce soit pour ton joli minois que j'ai recueilli tout cet argent ?
Il tombait bien de parler ainsi ! Le vieux soldat de crier aussitôt : Trentekutchilo ! Et son sac de se remplir d'or instantanément.
Et il était riche ainsi et pour toujours.

Vite après, il se maria. Et il vivait heureux, allant béatement faire sa promenade de tous les jours.
Et voici qu'un jour, il se rend compte que sa femme devient sombre et s'étiole, tous les jours un peu plus :
Qu'avez-vous donc pour être triste ainsi ? N'auriez-vous pas tout ce que vous désirez ?
Sa femme, d'abord, n'osa rien lui avouer. Mais, ensuite, elle lui confia qu'à chaque fois qu'il était sorti, un homme grand et laid, un monstre, venait qui la mettait dans des transes terribles.
Le lendemain, le vieux soldat, ayant simulé une sortie, se cacha dans le coin de la porte.
Arrive l'homme monstrueux. Le vétéran de crier : Trentekutchilo ! Et le monstre de s'enfermer aussitôt dans le sac, la tête la première. Le soldat le frappe alors et le roue de coups et finalement... le tue.
Puis, il porte les ossements du monstre chez le forgeron du village, lui demandant d'en faire quelque chose.
Le forgeron voulut en faire une croix. Mais, en aucune manière il ne put parfaire l'ouvrage. Et c'est ainsi qu'ils se convainquirent que le dit monstre était un démon.

Le vétéran mourut enfin de vieillesse. Mais auparavant, il demanda que sa femme lui fit la grâce de mettre le sac dans son cercueil.
Il s'en fut donc, avec le sac, à la porte du ciel.
Mais Saint-Pierre, sans le moins du monde ouvrir sa porte, le dévisagea d'une petite fenêtre, et ayant tout de suite reconnu l'homme, il se mit à lui crier :
Où viens-tu ?... Au ciel ? Toi, au ciel ?... Lorsque, jadis, le Seigneur te donna le choix entre ce ciel et un sac misérable, dare dare tu laissas le ciel pour le sac ! Avec ton sac, va maintenant où tu voudras. Et, vivement, il referma la petite fenêtre.
Le pauvre homme s"en allait donc en enfer. Mais, devant lui, aussitôt, des diables surgissent innombrables, qui, la fourche pointue dans les mains, se prennent à lui crier :
Où penses-tu venir ?... En enfer ?... Polisson que tu es ! Il y a de cela quelques années, sur terre, tu nous as tué notre père. Va-t'en d'ici, si tu es sage, et vivement encore !...
Il s'en revient donc du côté du ciel.
Cette fois, par mégarde, Saint-Pierre avait laissé la porte entr'ouverte. Le vieux soldat entre donc dans le paradis.
Mais Saint-Pierre eut assez vite fait de le remarquer et lui cria d'avoir à vider les lieux, et un peu vivement !
Notre homme eût désiré dire quelque chose. Mais Saint-Pierre ne voulait rien entendre.
Ne sachant plus à quoi se résoudre, le vieux soldat alors de s'écrier : Trentekutchilo ! Et Saint-Pierre se trémoussait, refusant d'entrer dans le sac... Mais, Dieu me pardonne ! de gré ou de force, il lui fallut bien y entrer, le Seigneur Jésus, autrefois, l'ayant ainsi décrété.
Sur ces entrefaites, la Sainte Vierge s'approcha de cet esclandre.
Elle écouta les raisons du vieux soldat, et puis, tout de suite, dans un sourire, elle arrangea toutes choses. Elle délivra Saint-Pierre, l'apaisa affectueusement, et... fit entrer le soldat dans le ciel.
Quand, un jour, nous y serons nous-mêmes, nous l'y verrons, tout à côté de la porte, sur la droite.

Trois jeunes enfants étaient restés orphelins de père et de mère. Comme ils étaient sans ressources, n'ayant pas même un morceau de pain à mettre sous la dent, ils suivirent le conseil de leur cadet et se mirent en route pour chercher fortune. De forêt en forêt, ils arrivèrent au soir sans rencontrer une maison où souper. Le cadet grimpe sur un arbre et découvre au loin un beau château. Il y conduit ses frères que réjouit l'espoir d'un bon repas. Ils frappent et demandent la charité du vivre et du couvert pour la nuit.
Le maître était absent. La servante les fait entrer et leur sert un souper copieux dont ils ne laissent miette. Puis, elle les fait se coucher dans une barrique sans fond.
- Gardez-vous, leur dit-elle, de faire le moindre bruit, de prononcer un mot ; car bientôt rentrera le Tartare, mon maître, et s'il découvre qu'il y a chez lui quelque chrétien, il vous mangera sans miséricorde.
Les trois orphelins, saisis de terreur, se tiennent cois, osant à peine respirer.
Alors arrive le Tartare. A peine est-il entré qu'il va flairant ça et là.
- Il y a, dit-il en grondant, quelque chrétien ici.
- Vous vous trompez, Monsieur, il n'y en a point.
- S'il n'y en a plus, il y en a eu du moins ; j'en sens l'odeur. Dis-moi la vérité ou je t'extermine.
la servante, épouvantée, n'osa pas nier davantage.
- A dire vrai, Monsieur, il est venu ici, pendant votre absence, quelques chrétiens. Mais ils sont tout petits et sont arrivés à moitié morts de froid et de faim. Je les ai fait réchauffer auprès du feu et leur ai donné à manger. Ils sont là, dans cette barrique, déjà endormis.
- Sortez de là, dit le Tartare d'une voix rude, en retirant la couverture placée sur la barrique.
Les enfants quittent leur couche et se présentent tout tremblants.
- Donne-leur encore à manger et à boire, dit le Tartare à la servante, et conduis-les dans la chambre où est le lit.
La servante obéit et redescend ensuite dans la cuisine. Le Tartare avait mis sur le feu une grande chaudière pleine d'eau et aiguisait son couteau. Il lui dit :
- Surveille ces enfants, et quand ils dormiront, viens m'avertir.
La servante monte dans la chambre et trouve les enfants éveillés.
- Pauvres petits, leur dit-elle à voix basse, prenez bien garde à vous ; tout à l'heure mon méchant maître montera pour vous tuer.
Elle redescend ensuite à la cuisine et annonce au Tartare que les enfants ne sont pas encore endormis.
Cependant les trois frères tiennent conseil. Comment fuir ? Par la fenêtre sans doute. Mais elle est bien haute et ils n'ont pas de corde. le cadet dit que le drap du lit, bien attaché, peut remplacer la corde, pourvu qu'ils descendent un à un. Ils s'échappent ainsi et s'éloignent à toutes jambes. la servante vient à la porte. Elle écoute ; elle regarde par le trou de la serrure et ne voit ni n'entend rien.
Le Tartare averti monte l'escalier, entre dans la chambre et crible de coups de couteau le lit qui n'en peut. Dès le matin il songe à préparer son ragoût et trouve le lit vide.
- Où as-tu mis ces trois agneaux ?
- Je n'y ai point touché et ne suis pas revenue à la chambre depuis hier soir.
- Ils sont partis ; mais je les rattraperai bien. Donne-moi mes bottes sans tarder.
Or, quand le Tartare avait chaussé ses bottes, il faisait cent lieues d'une seule enjambée. Vous pensez qu'il ne lui fallut pas longtemps pour rattraper les enfants. Ils le virent venir de loin et se cachèrent derrière un buisson. Le Tartare cependant choisit un bon endroit pour s'étendre et ne tarda pas à s'endormir.
Les enfants connaissaient bien la vertu des bottes de cent lieues et résolurent de s'en emparer, comme de leur unique moyen de salut. Ils s'approchèrent donc sans bruit du dormeur et tout doucement lui retirent ses bottes. Aussitôt, ils reprennent le chemin du château :
- Tenez, disent-ils à la servante, nous venons de la part de Monsieur vous demander de nous donner l'argent qui est dans l'armoire. C'est pour nous payer d'avoir retrouvé ses bottes que nous vous rapportons.
La servante, persuadée par la vue des bottes, leur remit l'argent de l'armoire, avec quoi les trois enfants retournèrent dans leur maison, riches désormais.
Quant au Tartare, privé de ses bottes, il eut beaucoup de peine à rentrer à la maison. Et vous pensez bien quelle fut sa colère et sa honte quand il apprit qu'il avait été dupé par des enfants.